Dernier jour de mon escapade annuelle dans les Alpes italiennes, le 26 octobre 2024. J’aime m’y rendre à l’automne, fin octobre, pour admirer le camaïeu doré des mélèzes, la beauté minérale du granite bleu, mais surtout, pour tenter d’observer et d’immortaliser des morceaux de vie sauvage dans des atmosphères idylliques. Ici, pas de chasse ! Et à cette saison, encore moins de touristes. Dans ces immenses paysages naturels, très préservés, chamois, bouquetins, renards et autres espèces de faune évoluent en paix. Bref, que du bonheur, pour eux comme pour moi !

Si j’aime venir ici à l’automne, c’est aussi pour goûter à une météo souvent capricieuse. Oui oui ! Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il neige, je n’en serais que plus heureux. En tant que photographe de nature, les ciels parfaitement bleus ne m’intéressent guère ; ce que je cherche surtout, ce sont les ambiances brumeuses, mystérieuses, où les forêts s’effacent à l’infini, où les roches prennent des allures fantomatiques, et où la montagne enneigée de l’autre versant de la vallée apparaît soudainement dans toute sa majesté, perçant avec sublime un ciel qu’on pensait définitivement plombé pour la journée.

Si la brume rend les photos d’animaux plus esthétiques, plus irréelles, elle peut aussi aider le photographe à s’approcher de ses sujets, ni vu ni connu. Avouez que c’est super pratique ! Et c’est précisément ce qu’il m’est arrivé lors de cette matinée d’octobre pas comme les autres. Pour faire bref : c’est, tout simplement, la seule et unique fois en 20 ans de randonnée que je croise la route d’un tétras dans son milieu. Pas le grand tétras, mais le « petit » – qui fait tout de même 1,5 kg ! -, celui que l’on voit fréquemment représenté sur les panneaux de découverte des parcs nationaux alpins, mais qu’on ne voit jamais de ses propres yeux…
Pour être honnête, jusqu’à ce jour ce n’est pas un oiseau que j’avais particulièrement cherché à observer, et après des centaines d’heures passées à faire de la photo-rando en montagne, aux quatre saisons de l’année, je n’avais compté qu’une poignée de très brèves apparitions, sans aucune possibilité de ramener la moindre photo à la maison. A chaque fois c’est la même histoire : je me promène tranquillement sur un chemin de randonnée, quand tout à coup quelque chose s’envole avec fracas quelques dizaines de mètres devant moi. A peine ai-je le temps de lever la tête, de comprendre ce que je vois, que la bestiole a déjà disparu 100 mètres plus bas ! Hélas, le tétras est l’un des oiseaux les plus craintifs au monde. Rappelons qu’en France il est toujours chassé, malgré sa grande fragilité… En hiver, son dérangement (souvent non-intentionnel, par les adeptes de raquettes et de ski de fond) est d’ailleurs un vrai problème pour la survie de l’espèce.

Bref, revenons à cette journée du 26 octobre. Ciel gris, temps légèrement humide, vent quasi nul. Je commence ma randonnée du jour en faisant des zigs-zags interminables dans une forêt de très vieux mélèzes. Le sentier me fait passer par une zone dégarnie où je surprends, au-dessus de moi, un chamois isolé.

En continuant ma lente ascension, j’entends passer un couple de cassenoix mouchetés. Ces oiseaux assez trapus, de la famille des corvidés, ne se rencontrent qu’en altitude. Pour moi, c’est toujours une joie de les apercevoir posés en haut d’un pin et d’entendre leur petit jacassement si caractéristique !
Moins farouches que les tétras-lyre, ils ne se laissent pas forcément facilement approcher pour autant. Mais aujourd’hui est un jour de chance. Je remarque qu’un individu s’est posé juste au-dessus de moi, mais de ma position, la photo sera sur fond de ciel et pas très belle. Je profite des troncs et des branches touffues des mélèzes pour me déplacer, quelques mètres plus haut, jusqu’à me trouver à peu près à son hauteur. Délicatement, sans geste brusque, je cherche une trouée adaptée et je le mitraille, le visage caché derrière le téléobjectif. Il n’a pas vu mon petit manège, et il est dans la boîte !

Quelques minutes plus tard, me voilà arrivé à un étage montagnard supérieur, où le chemin – enfin ! – cesse de zig-zaguer au profit d’une pente douce à flanc de montagne. Au sortir de la forêt, j’accède à une nouvelle zone ouverte, où la visibilité est quasi nulle. Il y a un rocher là-bas qui a une forme d’oiseau.

Comme toujours, je scrute aux jumelles, au cas où… Ce n’est pas un rocher : c’est bel et bien un oiseau ! Impossible de distinguer de quoi il s’agit, mais j’ai de toute façon immédiatement compris : c’est forcément un tétras-lyre ! En effet : il est gros, il marche au sol, et la zone correspond bien à son milieu de vie (clairière pentue orientée vers l’ouest, limite forêt et alpage).

Je me planque immédiatement derrière un rocher. Par chance, cette fois-ci, il ne m’a pas vu ! Ne me reste plus qu’à croiser les doigts pour que la brume s’estompe un peu, pour qu’au moins je puisse distinguer son plumage et lui tirer le portrait dans une ambiance moins extrême, où il serait mieux à son avantage.

C’est un mâle : il pousse des petits roucoulements et semble parader ! Aucun autre tétras n’est pourtant en vue. S’exercerait-il en solo avant le prochain printemps ?

La brume, comme je l’espérais, se lève un peu, ce qui me permet de faire de meilleures photos. L’oiseau, par contre, a eu la mauvaise idée de s’éloigner de ma cachette ! Il joue à cache-cache avec les mini-mélèzes et les myrtilliers.
Je le perds fréquemment de vue, mais je finis toujours par le revoir, furtivement, grâce notamment aux sourcils rouge vif qu’il porte chaque côté sa tête.

Le portrait serré à 5 mètres je peux l’oublier. Mais ce n’est de toute façon pas ce que je cherchais ; conscient de la chance inouïe que j’ai, de la rareté de cet instant présent, je savoure ces quelques minutes comme une bonne tranche d’éternité. Que la nature est belle ! Et finalement, les photos que je parviens à faire de l’oiseau, dans son milieu naturel, 100% libre et sauvage, me conviennent totalement !
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